6 questions que vous vous posez sur le jugement de l’Affaire du Siècle

Paris, France, 28 January 2021. The directors of the 4 associations co-applicants in the case: Jean-François Julliard, General Director of Greenpeace France, Cécile Duflot, General Director of Oxfam France, Cécile Ostria, General Director of the Nicolas Hulot Foundation and Clotilde Bato, President of Notre Affaire A Tous pose with a victory sign. Paris, France, le 28 janvier 2021. Les directeurs des 4 associations co-requérantes de l’affaire : Jean-François Julliard, directeur général de l'association Greenpeace France, Cécile Duflot, directrice générale d'Oxfam France, Cécile Ostria, directrice générale de la Fondation Nicolas Hulot et Clotilde Bato, présidente de Notre Affaire A Tous posent avec un panneau victoire.

La victoire historique que nous venons d’obtenir face à l’inaction climatique de l’Etat vous inspire beaucoup de questions. C’est en effet une décision qui va faire date et qui est déjà largement discutée, commentée, et analysée. Nous répondons aux principales questions que ce jugement soulève.

 

Pourquoi s’agit-il d’une décision “historique” ?

Le jugement rendu le 3 février dernier par le tribunal administratif de Paris marque un tournant décisif dans la lutte contre la crise climatique, et ce pour plusieurs raisons :

D’abord, les magistrat-e-s ont jugé que l’inaction climatique de l’Etat est illégale [1]. C’est une énorme victoire de la vérité. Jusqu’ici l’Etat prétendait en faire assez pour le climat, en dépit des preuves (dépassement systématique des plafonds carbone, rapports du Haut Conseil pour le Climat, etc.)

Ensuite, la justice a reconnu la responsabilité de l’Etat dans l’urgence climatique [2]. C’est-à-dire que l’inaction de l’Etat contribue à l’aggravation des changements climatiques. Et qu’il a donc une obligation d’agir pour lutter contre le dérèglement climatique !
C’est un point essentiel, qui ouvre la porte à des actions concrètes : dans le cas des algues vertes par exemple, l’Etat a dû prendre en charge le nettoyage des plages touchées.

Enfin, le tribunal a estimé que le non-respect par l’Etat de ses engagements de réduction d’émissions de gaz à effet de serre cause un “préjudice écologique” [3], c’est-à-dire des dommages graves à l’environnement. C’est une grande première en droit français : jamais l’Etat ou une collectivité territoriale n’avait été jugée responsable d’un préjudice écologique.

La reconnaissance du préjudice écologique est surtout cruciale pour obtenir de vraies actions de la part de l’Etat : en effet, en droit français, le préjudice écologique doit être réparé “en nature”, c’est-à-dire de façon concrète, quand c’est possible.
C’est parce que le Tribunal cherche, dans une deuxième étape, quelles mesures peuvent réparer en nature les dommages causés par la faute de l’Etat que l’indemnisation symbolique du préjudice écologique (1€) a été rejetée.

 

Qu’est-ce que ça va changer ?

En résumé, le tribunal dit que la France émet trop de gaz à effet de serre, que c’est une faute, qui aggrave la crise climatique, ce qui cause des dommages à l’environnement. La conclusion juridique – et logique – est donc que l’Etat doit, d’une part, réduire ses émissions de gaz à effet de serre pour ne plus être dans l’illégalité, et d’autre part, réparer les dommages qu’il a causés.

La question est comment ? Quelles sont les mesures que l’Etat doit prendre pour enfin respecter ses engagements pour le climat et réparer les dommages causés par son inaction ?

C’est pour répondre à cette question que les juges ont rouvert l’instruction et donné 2 mois à l’Affaire du Siècle et à l’Etat pour présenter de nouveaux arguments.

Il faut souligner que le tribunal dit explicitement qu’il cherche à “déterminer avec précision les mesures qui doivent être ordonnées à l’État” (paragraphe 39 de la décision). Autrement dit, le recours de l’Affaire du Siècle devrait très certainement permettre d’obtenir des actions concrètes de la part de l’Etat, pour réduire effectivement les émissions de gaz à effet de serre de la France. Ce jugement est donc loin d’être symbolique, mais va au contraire permettre de forcer l’Etat à agir !

 

Vous avez obtenu 1€, comment cela peut-il faire bouger l’Etat ?

1€ symbolique, c’est précisément ce que nous demandions dans notre recours juridique [4], car notre objectif n’est pas de faire payer l’Etat, mais bien de le forcer à agir concrètement et efficacement pour le climat.

Ce n’est pas par le levier de pénalités financières que nous voulons faire agir l’Etat, mais par une décision de justice qui lui ordonnera de réduire ses émissions de gaz à effet de serre.
C’est le deuxième jugement, qui devrait arriver au printemps, qui fixera les actions que l’Etat devra mettre en place.

 

Qu’est-ce que les juges peuvent faire ?

Beaucoup ! La justice a un pouvoir important, et essentiel à l’Etat de droit.

Les juges pourront ordonner des mesures précises à l’Etat, par exemple, de rénover les 4,8 millions de passoires énergétiques, comme il s’y est engagé, de soutenir les énergies renouvelables pour atteindre l’objectif de 33% en 2030, de développer le fret ferroviaire et les mobilités douces, etc.

Ce sera évidemment au Tribunal de décider, sur la base des arguments présentés par l’Affaire du Siècle et par l’Etat, des mesures nécessaires.

 

Ce n’est pas à la justice de décider de la politique de l’Etat

Très juste, et ce n’est pas ce qui se passe ici. Les juges sont pleinement dans leur rôle en rappelant à l’Etat qu’il doit respecter la loi.

Les mesures que le Tribunal pourra obliger l’Etat à prendre sont des mesures que l’Etat aurait dû mettre en place pour respecter les objectifs qu’il s’est lui-même fixés, c’est-à-dire des mesures prévues, votées par les parlementaires en toute souveraineté, mais qui n’ont pas été appliquées.

Ainsi, le jugement reprend les rapports du Haut Conseil pour le Climat et souligne notamment qu’en 2018, “l’ensemble des secteurs d’activité affichent un dépassement de leurs objectifs pour cette même année, mais plus particulièrement ceux des transports, de l’agriculture, du bâtiment et de l’industrie, qui représentent plus de 85 % des émissions.

Les magistrats pourraient aussi ordonner à l’Etat de “mettre en œuvre les mesures nécessaires” pour mettre fin à l’illégalité de son action et réparer les dommages environnementaux causés par le non-respect par l’Etat de ses engagements. Dans ce cas, ce sera bien aux pouvoirs exécutifs et législatifs de définir les actions nécessaires, et l’Affaire du Siècle veillera à ce qu’elles soient appliquées et respectées.

 

L’Etat c’est nous

Oui, mais pas tout à fait. L’Etat représente les citoyennes et les citoyens. L’Etat français, en notre nom à toutes et à tous, adopte des lois et autres textes, et met en œuvre la politique publique.
Il a un pouvoir énorme de régulation, d’incitation, de contrôle. Ainsi, une étude du cabinet indépendant Carbone 4 publiée en septembre 2019, estimait que les actions individuelles ne représenteraient au maximum, que 25% des efforts nécessaires pour se maintenir dans la trajectoire assignée par l’accord de Paris. Les 75% restants sont en partie dans les mains de l’Etat, qui, s’il se décidait à adopter une politique réellement responsable, pourrait infléchir la courbe.
L’Etat a le pouvoir et le devoir de lutter contre la crise climatique, pour nous protéger et protéger l’avenir de nos enfants.

 

C’est nous qui allons payer au final ?

Les organisations de l’Affaire du Siècle n’ont demandé qu’un euro symbolique, justement parce que notre but n’est pas de faire payer l’Etat mais d’obtenir des actions concrètes.

Les mesures nécessaires pour lutter contre la crise climatique ont certes un coût, mais le coût de l’inaction de l’Etat est bien plus important.

Une étude menée par des chercheurs britanniques estime que l’inaction climatique coûtera entre 10 000 et 50 000 milliards de dollars au cours des 200 prochaines années ! Soit entre 40 et 210 milliards d’euros par an ! A titre d’exemple, en France, des chercheurs ont estimé que la canicule de juin 2017 aurait eu un coût pour l’économie française de 12 milliards d’euros.

Agir en amont pour s’adapter aux conséquences des changements climatiques coûterait 6 fois moins que de réparer les dégâts causés par les phénomènes climatiques extrêmes.

 

👉  Envie d’aller plus loin ? Vous pouvez lire l’analyse détaillée de Christel Cournil, professeure de droit et Marine Fleury, maîtresse de conférence, deux des juristes de l’Affaire du Siècle, publiée dans La revue des Droits de l’Homme.

 


Notes :

>> Lire le texte intégral du jugement du Tribunal administratif

1. Le jugement souligne que “l’État a reconnu qu’il était en mesure d’agir directement sur les émissions de gaz à effet de serre” mais qu’il “méconnu le premier budget carbone et n’a pas ainsi réalisé les actions qu’il avait lui-même reconnues comme étant susceptibles de réduire les émissions de gaz à effet de serre.” – paragraphe 29 de la décision.

2. “à hauteur des engagements qu’il avait pris et qu’il n’a pas respectés dans le cadre du premier budget carbone, l’État doit être regardé comme responsable […] d’une partie du préjudice écologique constaté” – paragraphe 34.

3. ” le non-respect de la trajectoire [que l’État] s’est fixée pour atteindre ces objectifs engendre des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique invoqué.” – paragraphe 31.

4. Les organisations de l’Affaire du Siècle demandaient chacune 1€ symbolique pour le préjudice moral, et 1€ pour le préjudice écologique. Le préjudice moral, causé par la faute de l’Etat a été reconnu, c’est à ce titre que l’Etat est condamné à verser 1€ à chacune des organisations. Le préjudice écologique doit lui être réparé en nature, et c’est le sujet de la deuxième décision, à venir.