L’Affaire du Siècle est “le premier grand procès climatique en France”, selon les mots d’Amélie Fort-Besnard, la rapporteure publique lors de l’audience, le 14 janvier, au Tribunal administratif de Paris. Que s’est-il passé à cette audience ? Pourquoi fait-elle espérer une issue très positive pour l’Affaire du Siècle ?
Que demande l’Affaire du Siècle ?
L’Affaire du Siècle vise à contraindre, par une décision de justice, l’État à lutter contre la crise climatique. La France a en effet reconnu l’urgence climatique dans l’Accord de Paris et adopté dans plusieurs lois des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES).
En particulier, nous demandons au tribunal de reconnaître que le non-respect par l’État de ses propres engagements climatiques constitue une faute, et que cette faute engage sa responsabilité. En conséquence de quoi, nous demandons au tribunal qu’il ordonne à l’Etat d’adopter les mesures nécessaires pour lutter efficacement contre les changements climatiques.
Autrement dit, nous demandons au tribunal d’une part de condamner l’Etat pour inaction climatique, et d’autre part de le forcer à agir pour réparer cette inaction.
Cela suppose que les juges reconnaissent que l’inaction climatique de la France a provoqué ce qu’on appelle un “préjudice écologique”, c’est-à-dire des dommages causés à la nature : altération des écosystèmes, fonte des glaces, érosion côtière, etc. Autant de conséquences dramatiques des changements climatiques qui menacent nos conditions de vie sur Terre, ainsi que celles de nombreuses autres espèces vivantes.
Nous demandons aussi au tribunal de reconnaître que cette inaction climatique de la France a causé un préjudice moral à nos organisations, puisque nous œuvrons pour la protection de l’environnement et la justice sociale.
Quelle décision la rapporteure publique recommande-t-elle au tribunal d’adopter ?
La-le rapporteure publique, magistrat-e indépendant-e, propose au tribunal une analyse complète du dossier et du droit existant pour guider la décision des juges. Elle-il propose également la solution qui lui paraît la plus appropriée.
L’inaction climatique de l’État est illégale
Pour la rapporteure publique, l’État a bien commis une faute en ne prenant pas les mesures nécessaires pour lutter contre la crise climatique, notamment “pour respecter la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu’il a lui-même établie comme étant de nature à remplir tant ses objectifs nationaux que ses engagements internationaux”. En particulier, la magistrate remarque que la France a systématiquement dépassé ses plafonds autorisés d’émissions de gaz à effet de serre, qu’on appelle les “budgets carbone”.
Autrement dit, pour la magistrate, l’Etat a fixé ses propres engagements sur le climat ; il est avéré qu’il ne les respecte pas, et cela constitue une faute.
Si la rapporteure publique est suivie par le tribunal, ce serait la première fois qu’une juridiction française affirme le caractère illégal du non-respect par l’État de ses engagements climatiques. Ce serait une avancée majeure du droit français, ainsi qu’une victoire historique pour le climat.
Cette faute engage la responsabilité de l’État : autrement dit, toutes les victimes des changements climatiques en France pourraient s’appuyer sur cette jurisprudence pour obtenir réparation de leurs propres préjudices. L’État subirait donc une forte pression pour enfin mettre en œuvre les actions nécessaires pour limiter le réchauffement à 1,5°C.
Le préjudice écologique est établi
La rapporteure publique s’est largement appuyée sur les arguments que nous avions présentés dans nos différents mémoires pour démontrer que le préjudice écologique causé par l’inaction climatique de l’État est établi : elle mentionne notamment les rapports du GIEC qui expliquent de manière incontestable que les émissions de gaz à effet de serre, qui s’accumulent dans l’atmosphère, sont la cause des dérèglements climatiques, qui ont eux-mêmes des conséquences dramatiques sur les écosystèmes.
Ainsi, elle note que “le surplus d’émissions de GES dû au défaut d’adoption de mesures participe à l’aggravation du préjudice écologique. […] Le non-respect du calendrier n’est pas neutre car tout retard entraîne des émissions supplémentaires et donc l’aggravation du préjudice écologique.”
Comment réparer le préjudice écologique causé par le surplus d’émissions de gaz à effet de serre ?
Le droit français prévoit que le préjudice écologique est réparé en priorité en nature, c’est-à-dire en réparant le dommage physiquement. Par exemple : si vous renversez un verre d’eau, réparer en nature revient à essuyer l’eau et faire sécher ce qui a été mouillé.
Vis-à-vis des changements climatiques, la question de la réparation du préjudice écologique “résultant de l’atteinte à l’environnement, aggravée par les surplus d’émissions de gaz à effet de serre” est pour le moins complexe.
La rapporteure publique a considéré que l’impossibilité de réparer le préjudice écologique en nature n’était pas établie : en effet, il serait notamment possible de tenir compte, pour l’avenir, du surplus de gaz à effet de serre déjà émis (du fait du non-respect par l’État de la trajectoire de réduction) pour déterminer de nouvelles trajectoires. Elle écarte donc logiquement la réparation pécuniaire, c’est-à-dire le versement d’indemnités (nous demandions 1€ symbolique), puisque cette réparation financière ne doit intervenir que si la réparation en nature est impossible.
Sur la réparation en nature du préjudice écologique, la rapporteure publique propose au tribunal de “surseoir à statuer”, c’est-à-dire de prendre une décision plus tard. Elle conseille de rouvrir l’instruction pour que les parties puissent débattre de la capacité de l’État à réparer ou, a minima, à faire cesser le préjudice écologique, c’est-à-dire à respecter, avec les mesures prévues, les trajectoires et les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France.
Cette question est similaire à celle posée à l’État par le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative, dans le dossier de Grande-Synthe : le Conseil d’État a en effet demandé à l’État de prouver que les mesures qu’il a récemment mises en œuvre permettent à la France d’atteindre ses objectifs climatiques. Il lui demande également de démontrer que son refus de prendre des mesures supplémentaires est compatible avec le respect de ces objectifs.
Il est probable que le tribunal administratif attende donc une première décision du Conseil d’Etat sur cette question .
Si le tribunal établit que les actions actuelles de l’État ne suffisent pas à compenser son inaction climatique passée, il pourra alors enjoindre à l’État de prendre de nouvelles mesures pour réparer, ou faire cesser, le préjudice écologique, c’est-à-dire agir pour réduire concrètement les émissions de gaz à effet de serre de la France !
Faire payer l’État ?
Les ONG de l’Affaire du Siècle ne souhaitent pas faire payer l’État mais bien l’obliger à agir efficacement contre la crise climatique. Elles ne demandent donc qu’1€ symbolique.
La rapporteure publique va dans ce sens et recommande au tribunal, pour l’essentiel, de reconnaître le préjudice moral des organisations [2] : en effet, les quatre organisations de l’Affaire du Siècle ont fourni un travail conséquent, depuis des années, pour pousser l’État à respecter ses engagements. Dès lors, le fait que l’État s’entête à ne pas agir pour lutter contre les changements climatiques constitue un préjudice moral pour les organisations. Pour la rapporteure publique, c’est bien l’illégalité de l’action de l’État qui cause un préjudice aux associations.
Et maintenant ?
L’Affaire est en délibéré : le juge va examiner les arguments des parties au dossier et les conclusions de la rapporteure publique, avant de rendre le jugement, très probablement d’ici une quinzaine de jours.
Le tribunal n’est certes pas tenu de suivre les conclusions du rapporteur public, mais il le fait la plupart du temps. Ces conclusions constituent donc une indication du sens du futur jugement.
Si le tribunal suit les recommandations de la rapporteure publique, l’Affaire du Siècle serait alors jugée en deux temps, avec un premier jugement d’ici fin janvier, et le suivant dans quelques semaines ou mois.
Ce premier jugement pourrait marquer une victoire historique pour le climat :
- L’inaction climatique de l’État serait désormais illégale et constitutive d’une faute ;
- La responsabilité de l’État dans la crise climatique serait reconnue.
Le tribunal pourrait également, à l’issue d’une nouvelle instruction, ordonner à l’État de prendre un certain nombre de mesures visant à réduire effectivement les émissions de gaz à effet de serre, pour réparer le préjudice écologique causé par son inaction ou, du moins, éviter son aggravation.
C’est exactement le but de notre recours : que l’État agisse enfin pour lutter contre la crise climatique !
[2] La rapporteure publique considère que Notre Affaire à Tous, créée en 2015, est trop jeune pour avoir subi un préjudice moral et a suggéré au tribunal de ne faire droit qu’à la Fondation Nicolas Hulot (créée en 1990), Greenpeace France (créée en 1977) et Oxfam France (créée en 1988).